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Souvenirs d’enfance

Dr. Pere Cesar Mourani ocd


C’était loin, bien loin dans les profondeurs du temps. Mes petits souvenirs en reviennent, lentement, enveloppés d’une brume épaisse. Petit à petit, la brume s’effiloche. Les souvenirs remontent bravement, se font plus clairs dans le détachement des entre-filets.

Je le revois, un tout petit point, sombre, dans le vermeil du soleil couchant, à la fin de l’après-midi d’une chaude journée de juin.

Plaqué, au milieu du nawraj, contre le bois brûlant, il avait les pieds repliés contre le ventre, le menton appuyé sur ses deux bras croisés sur ses genoux. Vu sa petite taille, deux grosses pierres avaient été placées, l’une devant, l’autre derrière lui, pour compenser le manque de poids nécessaire à faire pression sur le nawraj.

La maman l’avait, presque, étouffé dans du linge, pour lui éviter un éventuel coup de soleil. Seuls, deux petits yeux, sortant, à peine, de cette cagoule improvisée, jetaient, de temps en temps, un bref regard curieux sur le nuage poussiéreux, à travers lequel, il devinait, plutôt que voir, la silhouette rouge et blanche de l’autobus de Machta. Celui-ci, à grands coups de klacson, lesquels résonnaient et se répercutaient dans la profonde vallée de kafroun, avançait drelin, drelon, sur la piste poussiéreuse qui venait d’être tracée, il y a, à peine, quelque temps.

Parfois, le bus s’arrêtait. Le nuage poussiéreux s’éclaircissait laissant voir, dans la lumière tamisée du soir, des groupes de voyageurs déversés aux croisements des villages, puis il reprenait, en ahanant, sa pénible montée. L’enfant paonnait sur sa lente roue. Il regardait tourner la paire de bœufs sur l’aire estivale alors que ses yeux suivaient, en vol plongeant, les ailes de sa pensée.
Sa jeune imagination ne pouvait pas l’emporter loin. Les frontières de son envol coïncidaient, presque, avec les limites de ses capacités visuelles. Plus loin, plus loin, où allaient et d’où venaient les gens que le car vidait, au fur et à mesure qu’il avançait vers l’arrêt final? Il se promettait d’en savoir plus. Pour le moment il se contentait d’en rêver: Il lui était dévolu, pour l’heure, de fixer la paire de bœufs moudre le blé sec sous l’ardent soleil de l’été. Plus loin, à l’horizon, derrière le sommet de Jabal Saïdé englouti par les nuages, il y avait un certain nom de gros village, Safitha. Il n’y était jamais allé. Il ne l’avait pas encore visité. À quoi cela pouvait ressembler?

Mheyré, son petit village, avec ses pauvres et rares masures, il le connaissait comme la paume de sa main droite. Quand il avait le loisir d’être libéré de sa geôle, il se faufilait, à travers les carrés des maisons accolées, à la recherche de ses camarades. Ce qui le tourmentait, le plus, en rendant ses chaudes journées insupportables, ce n’était pas, seulement, la chaleur torride du soleil. C’était plutôt et surtout le fait de penser que ses copains se relaxaient tranquillement dans les eaux rafraîchissantes du torrent, à la hauteur du vieux pont, alors que, malheureux, il se rôtissait lentement, lui et les pauvres bêtes qui le tiraient dans un mouvement ininterrompu, tout en bavant leur estomac sous le soleil cuisant de midi.

Ses journées libres, au village, n’étaient pas, particulièrement, ennuyeuses. Les terrains vagues, dans le voisinage immédiat des maisons, peuvent, à la rigueur, en révéler quelques secrets. Les jardins qui descendent en paliers vers le fleuve constituaient la lice irremplaçable de leurs jeux. Smerrké était, de loin, le plus en vogue. C’était la guerre d’une fois. Un combat acharné se livrait, sans armes et sans perte de sang, entre les deux camps adverses: il fallait prendre d’assaut la citadelle. Auparavant, quelques adversaires devaient être mis hors du jeu. Les règles du jeu étaient, strictement, observées. Pas de violence, pas de tricherie, il fallait beaucoup d’audace, d’intelligence et de forme. Pour échapper à l’adversaire, ou bien, pour le couper, il fallait être athlète de pentathlon. Les petits du village pouvaient s’en vanter, sans en avoir entendu parler. Les arpents de terre, les plus rapprochés des habitations, donnaient lieu, hiver et été, à d’autres rencontres plus intimes: garçons et filles se livraient aux échanges de leur âge, sans être inquiétés.

Le sentier de la source, se présentait comme témoin des ébats des enfants surtout dans le crépuscule des journées chaudes de l’été. Par bandes, par petits groupes, on y allait. Parfois, c’était à l’ombre rafraîchissante des platanes, ou bien, plus hardis, on remontait le fleuve, presque tari, parmi la broussaille.

A grand danger, on glissait le long des rochers mousseux, ou bien, on s’accrochait aux rameaux fragiles des lauriers roses, pour traverser des petits bassins d’eau stagnante où des serpents, dérangés, lançaient de temps en temps leurs langues sifflantes. Là-haut, assez loin dans le cours du fleuve, il y avait une grande vasque naturelle : « Ghabbit Hawa » attirait les plus hardis parmi nous. C’était son côté aventureux qui alléchait les enfants.

A l’école

Le plus ennuyeux, c’était l’expression « aller à l’école ». Aller à l’école signifiait être coincé entre quatre murs, avec une seule fenêtre, barrée de fer, et, une porte plus qu’à moitié rabattue, une sorte de prison. L’idée même nous donnait une sensation d’angoisse étouffante. Au seul souvenir de cette salle, sombre et humide, je sens, jusqu’à présent, la peau de poule.

Tenter d’échapper, quelque fois, à cet étau étouffant, faire l’école buissonnière n’était, même pas, à envisager. Le maître n’était autre que mon oncle paternel, curé du village. Maître, Oncle, Curé, trois appellatifs dans une même personne, ça me réduit à rentrer en moi-même jusqu’à maintenant.

A l’école, eux les plus grands lisaient et écrivaient. Nous, les petits, nous n’avions pas de crayons. Nous n’en avions pas besoin. Nous apprenions, seulement, à lire, faute de papier et de crayons. Parmi les grands, ceux qui en avaient les moyens, étalaient leur richesse en massant les coins d’un cahier en belle et due forme. Les autres cachaient plus ou moins une liasse de papiers, couleur pain de sucre. Ils s’étaient évertués à dénicher quelque sac de ciment usé et réutilisé pour y découper leur fameux « cahier de classe ». Parfois, mais c’était rare, on avait le plaisir de tenir, entre les mains, un petit tableau en ardoise noire encadré de bois. Nous n’y savions pas écrire ; nous imitions les grands en y faisant, admiratifs, des entrelacs curieux. Nous atteignîmes, bientôt, un degré très avancé dans la lecture des langues syriaque et arabe tout en ignorant, parfaitement, leur écriture.

La classe-école, c’était une grande salle, dans une vieille maison, située à l’extrémité occidentale du village. Elle longeait la piste étroite qui séparait les maisons des terrains cultivables sous-jacents. Cette école-classe unique comptait parmi ses élèves des tout-petits et des jeunes de cinq à vingt ans. Il y avait, tout juste, une paillasse qui couvrait une partie du sol, en terre battue, pailleté de cailloux concassés. Les tout petits - nous en faisions partie - s’y accroupissaient en fer à cheval face au poêle rougeoyant, les uns derrière les autres. Les plus grands, assis à l’écart, les pieds croisés, se trouvaient assez loin du feu. Force leur était de se frotter les mains bleues de froid, sans trop de bruit. De temps en temps, quelqu’un avait la chance et le malheur d’approcher du poêle. C’était une joie, sûr, d’accoster le feu derrière lequel trônait la chaise du maître. Le malheur, c’est que pour avoir ce privilège, il fallait « être appelé ». Etre appelé constituait la peur terrible que redoutaient les élèves, petits ou grands, car être appelé signifiait réciter la leçon. Or, balbutier une seule lettre, signifiait encourir les verges de grenadier que les plus braves se faisaient honneur de courir les jardins à leur recherche. Pour approcher du feu, sans subir des effets secondaires, il fallait étudier. Or, étudier signifiait rester coincé dans quelque endroit esseulé et manquer la partie de Smerrké, l’unique vrai plaisir de la journée. Comment avoir la tête appliquée aux livres quand, dans les terrains d’à côté, les ébats et les cris des enfants faisaient fi aux gazouillis des hirondelles au mois d’octobre.

Parfois, Badran, le jeune pâtre du village, tombait malade. Peut-on ne pas connaître, quelquefois, un accès de fièvre, une grippe, ou bien, un coup de soleil, pour quelqu’un qui affronte, hiver et été, les intempéries de la nature?

Badran malade, il fallait mener les troupeaux à la montagne. Les grands du village, occupés à leurs travaux, il ne restait plus que nous, les futurs hommes de demain, à prendre la relève. Déguenillés, pieds nus, le nez suintant dans le vent glacé de l’hiver, on y allait sous le signe de la joie: on séchait l’école.

Les journées étaient longues à courir les broussailles, les buissons, les cailloux taillants des sentiers pierreux. Mais, l’on y allait : goût de liberté. Celle-ci ne remplit pas les ventres affamés, il fallait manger.

On était aux derniers épisodes de la seconde guerre mondiale. Les autorités d’alors réquisitionnaient le blé. Il nous restait le pain d’orge quand celui-ci ne manquait pas, mais, souvent, les grands lakans en accusaient le manque.

Parfois, il fallait se consoler d’un pain plus dur, un pain fait de maïs et d’orge. Il n’était pas facile à nos petites et tendres dents d’y mordre. Il fallait le faire, la faim tenaillait nos estomacs vides. On arrivait, enfin, à le faire et avec quelle inimaginable dextérité. Voici comment. L’un des enfants, à tour de rôle, enfourchait une chèvre quelconque. Il la tenait par les cornes, déployant un grand effort pour la garder tranquille. Un autre, couché sur le dos, s’enfilait, lentement, par devant, sous le ventre de la chèvre, de façon à en avoir les mamelles, juste à la hauteur du visage. Le repas commençait alors d’une manière solennelle. Le pain sec dans une main, dans l’autre le pis de la chèvre. En ce temps-là, les caméras étaient rares, et nous n’en avions jamais vu. Le spectacle était à voir! Jusqu’à présent, je le garde frais, dans mes souvenirs. Une main tendait la mie sèche aux dents qui l’écorchaient, bravement, alors que l’autre pressait le pis qui lançait directement le lait frais dans la bouche grand ’ouverte, un coup de dents, un coup de pis, le repas avançait allègrement. Si jamais – c’était très rare – le lait manquait la bouche, il touchait, de plein fouet, les yeux de l’enfant. C’était le désastre.

A l’approche du soir, notre gaîté diminuait. Elle diminuait de façon à disparaître complètement, remplacée par l’angoisse du lendemain. Le matin du jour d’après, il fallait « aller à l’école ». Un peu de syriaque, une ligne à lire, et, deux lignes d’arabe. Le fagot n’était pas lourd, mais le maître, curé du village, n’était pas trop indulgent.

La bille

Je viens de dire, tout à l’heure, que le maître, mon oncle, curé du village, n’était pas trop indulgent et qu’il était de grande prudence de ne pas commettre quelque bêtise aux conséquences douloureuses.

J’avais un frère cadet, et je l’ai encore, Dieu merci. Il n’était pas cadet, dans le vrai sens du terme. Je le dépassais d’une naissance, tout au plus, à ce qu’on m’a dit. Malingre, chétif, il était, naturellement, plus petit que moi. Je le dépassais de taille et de force. J’avais une bille, en ce temps-là. Elle m’appartenait en propre. Comment l’avais-je eue? Je ne saurais vraiment pas le dire. Aucun souvenir! Je l’avais ! Brillante, polie, colorée, je la polissais, à plusieurs reprises, par jour. Je la regardais, les yeux écarquillés: Un trésor! Je n’y jouais pas beaucoup. Je la montrais à quelques privilégiés seulement. J’avais peur de la perdre. Un jour, je la perdis. Qui avait eu l’audace de la dérober! Sûrement, c’était mon frère! Tu l’as chipée, ma bille, malheureux! Elle est à moi, c’est ma bille! Je ne l’ai pas prise! Tu l’as volée ! Je ne l’ai pas touchée répondit-il, en pleurant. Le malheur s’abattit sur nous. Ne raisonnant plus, hors de moi-même, je lui flanquai une raclée, si douloureuse, que j’en ai soufferte des années après, et, dont le souvenir amer ne me quitte pas encore. J’ai failli tuer mon frère pour une… bille!

J’en ai eu tellement peur, peur du bâton-grenadier de mon oncle, curé-maître que, une fois revenu à mes sens, j’ai pris le chemin des champs. La nuit venue, la peur des animaux sauvages-il y en avait, encore, en ce temps-là,-l’emporta sur ma peur de la raclée de mon oncle-curé. Mais, je n’ai pas eu le courage de regagner la maison. Tiraillé entre le bâton de mon oncle et être dévoré par les loups, je jugeai, dans mon petit cerveau, avoir trouvé la bonne solution. Des dalles longues, fichées dans le mur arrière de notre vieille maison, formaient une sorte d’escalier qui donnait sur la terrasse, en terre battue. Les gradins commençaient assez haut dans le mur, de façon à laisser un espace entre eux et le sol. L’idée me vint de m’y réfugier. La nuit était froide. Je tremblais jusqu’aux os. Sur la terrasse, le vent tirait fort. Je trouvai le moyen de grimper jusqu’à la première dalle et je m’y blottis. De la sorte, j’échappais au froid en m’éloignant du loup. Je m’endormis. Le cœur de ma pauvre mère ne pouvant avoir de repos, elle mit le branle –bas dans le village. Les hommes se mirent à la recherche du petit perdu dans la nuit noire. Les femmes, ne pouvant aller loin, se rassemblèrent, en petits groupes devant les maisons pour commenter l’évènement. On me retrouva plus tard, une petite boule presque glacée sur la pierre froide. Je me réveillai, grelottant, entre les bras attendris de mon oncle. « Ne refais plus ce que tu viens de faire ! » C’est tout ce qu’il me dit, tout en me serrant contre sa poitrine. Sa tendresse me tranquillisa. Je n’en ai pas oublié la chaleur. Je garde toujours le souvenir des tendres bras de mon oncle. J’en garde aussi l’amertume du remords. Le remords de ne pas avoir découvert, plus tôt, la tendresse de ce grand cœur, le dévouement de l’homme, mon oncle, maître de l’école et curé du village.

 

Dr. Père Cesar Mourani ocd

 

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