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La cavalla
Dr. Père Cesar Mourani ocd
Les journées s’écoulèrent tristes et sombres, entrecoupées de rares éclaircies et de brèves accalmies précédant, presque toujours, de violents orages. Gérard, mon copain, de constitution fragile, tombé malade, suite aux privations et aux intempéries, nous avait quittés, pour une clinique de Rome où il fut soumis, d’abord, à un suivi médical particulier et de là il fut transmuté dans une université romaine. Son absence me chagrina beaucoup et je restai longtemps désorienté. C’était mon ami, mon confident et presque mon seul appui dans cette misère de vie, loin du pays natal, des amis et des parents. Je souffris énormément, privé de son amitié et sa présence encourageante. Enfin, resté solitaire parmi les copains, je me tournai vers mon intérieur pour m’y retrouver et renouveler mes forces évanouies. En rentrant en moi-même, je découvris une nouvelle vitalité. Abattu, chancelant dans ma démarche titubante, je me rendis compte, à travers un long voyage dans mon passé, que je venais de passer une enfance malheureuse et d’essuyer une adolescence accablante. J’en sortais maintenant ruisselant de pleurs, de souffrance et d'amertume. Loin de l'amitié réconfortante de Gérard, Je venais d’entrevoir une lueur d’espérance loin, bien loin, au fond d’un profond tunnel, je découvris que mon moi n'était pas encore éteint, que je devais reprendre la route avec un courage renouvelé. Au fond du tunnel, le Bon Dieu m’attendait…
Je disais tout à l'heure que le temps était passé et, bien que pour les gens malheureux le temps semble avoir les pieds de plomb, nous sortîmes de la fournaise avec un moindre dégât. Trois ans s’étaient écoulés, avec une lenteur mortelle, mais le Bon Dieu y était présent et sa Providence nous tira par les cheveux jusqu’au bout.
Les ballots serrés, adressé un dernier salut à la maison qui nous avait abrités, tant bien que mal, un car nous porta à la gare et, de là, dans un train-limaçon lequel, après avoir longtemps soufflé haletant, dégagea les lieux à la satisfaction de tout le monde. C’était une journée riante. Sur la fin de l’après-midi nous atterrîmes sur une colline verdoyante, aux pieds de la Madone du Carmel. Nous eûmes largement le temps de prendre nos chambres, cette fois-ci au deuxième étage, mais juste au-dessous des combles. Il ne faut pas oublier, toutefois, que le crépuscule, dans ces régions, s'allonge autrement. Les lits, grâce aux mains charitables du frère de service était déjà arrangés, nous n'eûmes qu'à ranger notre peu de choses à leur place et retrouver nos livres des heures pour la prière commune, car la clochette venait d'annoncer la prière du soir. Lentement, les uns à la suite des autres, nous rejoignîmes le chœur. Vers neuf heures de la nuit, la clochette nous appela au réfectoire pour le dîner. Assez longue, dûment large, la salle contenait deux rangées de tables placées, face à face, le long des murs latéraux flanqués de banquettes en bois vissées contre les parois.
Les deux rangées terminaient par une rangée transversale le long du mur de fond. Les tables se trouvaient soulevées du sol par une estrade, haute de quelques centimètres, qui entourait la salle. Comme elle paraissait grande pour contenir ses nombreux clients. Nous faisions un groupe d’étudiants au nombre de quarante-deux : Italiens, Libanais, Syriens et Brésiliens, un mélange qui parvint à bien s’entendre pour faire une énorme quantité de bonnes choses mais aussi de drôleries. En plus il y avait les grands, les pères. Ils étaient au nombre de dix à douze, à ce que je me rappelle, en plus de deux frères convers et d’ouvriers.
Le dîner n’était pas mal. Il y avait de quoi, une bonne soupe aux choux, un large plat de légumes, des œufs, une salade et un gros bol de vin. Pendant qu’on mangeait en silence –c’était alors la coutume – nous nous faisions des clins d’œil convenus. Nous analysions la situation, chacun dans son for intérieur. La satisfaction suintait de partout. Nos yeux, à défaut de nos lèvres, disaient tout haut, voilà une cuisine comme il faut, un menu convenable à des jeunes loups voraces. Nous nous donnâmes au sommeil, cette nuit-là, rendant grâce à la Providence qui nous avait sauvés de notre désastreuse situation. Nous dormîmes cette nuit-là en chantant : « J’ai bien mangé, j’ai bien bu, j’ai le bout du ventre bien tendu, merci, merci, Petit Jésus… »
Le lendemain et les jours d’après, et pendant longtemps, toute une année, au son de notre réveil-vers cinq heures et demie du matin-le soleil se levait brillant, souriant et fécond de promesses de bonheur, de calme et d’horizons dégagés. La nourriture était, généralement suffisante, souvent bonne. La maison, une grande bâtisse carrée, flanquée d’une belle et grande église développe ses quatre ailes autour d’une cour carrée sur laquelle s’ouvrent les fenêtres des galeries supérieures alors qu’un cloître à arcades embrasse le rez-de-chaussée. Dehors, la propriété est bien vaste. Des terrains cultivables, un large maquis, une grange, un poulailler, un clapier, une grande porcherie et une serre à fleurs, le tout s’élève à l’est de la maison le long de la haute muraille qui enveloppe toute la propriété. A l’ouest du terrain, à l’orée du maquis, un joli belvédère, avec tables et chaises, a trouvé place parmi les sapins et les hêtres, le long d’un sentier qui s’enfonce dans la forêt et descend vers le bas, vers le fond du ravin. En serpentant au-dessous du belvédère, la sente passe, inaperçue, parmi les buissons jusqu’à une large grotte cachée aux yeux des profanes. Du belvédère on pouvait voir, tout près, le village de Ceprano, plus loin, la gare qui mène à Rome et, à gauche, la route laquelle, par Monte Cassino, conduit à Naples.
Une salle-théâtre allonge au
sud, la face orientale de la maison. Entre le mur de celle-ci et celui de la
maison s’étend un vaste jardin fermé aux autres côtés par un haut mur de
ceinture.
Du côté du grenier, une grille assez large, logée
entre la maison et le fond de la salle, donne sur le jardin qui sera, plus tard,
mon coin préféré.
Le long de la devanture orientale de la maison courait assez large une immense treille chargée de belles grappes de raisin qui pendaient sur leur mère- vigne, souvent, jusqu’au jour du nouvel an. Au coin nord, à la jointure de la maison et de l’église, cette façade fait un brusque retrait de façon à créer un large divan autour d’une table en pierre. Les banquettes du coin gardent encore le souvenir de tant de nos retrouvailles autour de Mario, le jeune métayer du couvent, ou bien autour du responsable quand celui-ci était de notre goût. Les choses allaient de l’avant. Petit à petit notre santé nous revint. Nous reprîmes du poids et de la bonne humeur. Les quatre coins de la muraille de la grande propriété firent largement notre connaissance. Ceux-ci constituaient les points stratégiques pour l’observation minutieuse de l’intérieur du domaine. L’extérieur n’était visible, par suite de la hauteur des murailles qu’à partir des lucarnes des combles. La petite fenêtre d’une mansarde donnait sur l’extérieur des murs. Elle constituait un parfait observatoire à quelque distance d’un angle du mur d’enceinte lequel, généralement cachait aux yeux de l’intérieur, la vie paisible d’une famille de paysans dont les jeunes deviendront bientôt nos meilleurs amis. De cette petite fenêtre on pouvait, quand on était coincé à l’étroit, soit contempler l’envol des nuages soit, parfois, celui des oiseaux migrateurs en voyage vers l’Orient pour leur confier la nostalgie du pays, soit observer, à plaisir, l’évolution de nos amis paysans dans leurs moments de loisir.
Lors de rares descentes au village, pour motif de visite à ma vieille marraine, de bonne mémoire, soit pour consultation à la clinique gouvernementale, soit pour autres motifs, je fis bientôt la connaissance d’une famille dont la profonde amitié se transforma en véritable adoption. Assunta, la patronne d’une boulangerie au centre du village devint bientôt l’amie, la marraine la petite maman qui me manquait et dont l’affection maternelle m’enveloppa, de sa profonde chaleur, pendant de longues années.
Le couvent possédait une jument-dorénavant, je l’appelle, la « Cavalla », c’est la traduction du nom en langue italienne ; elle n’avait pas de nom propre, d’ailleurs, elle n’en avait pas besoin, elle était unique et tout le monde l’appelait « la Cavalla » - Je reviens à dire que la maison avait une Cavalla. A quoi pouvait-elle servir ? Je ne sais trop le dire : servait-elle comme monture ? Je ne l’ai jamais vue avec un harnais. Servait-elle au transport, je ne l’ai jamais remarquée en service. Je sais qu’il y avait la « Cavalla » et celle-ci était l’ « adulée » du supérieur de la maison, de juste mémoire. Entre l’écurie et le pré, Mario était en devoir d’en prendre soin, presque autant que la prunelle de l’un de ses yeux, peut-être un peu plus. Mais un jour, la prunelle de l'autre œil de notre ami le métayer, œil qui n’était pas alors en harmonie avec son paire, cet œil se trouva, par pur hasard, occupé ailleurs et perdit de vue la chère « Cavalla ». Celle-ci, trouvant le portail de la conciergerie ouvert, juste pour donner un coup d’œil à l’extérieur, fit irruption au dehors, sur la route nationale qui longe le terrain du couvent. Le hasard voulut qu’un motocycliste fût de passage. La Cavalla heurta, de plein fouet, le motocycliste surpris. La Cavalla n’avait pas d’assurance et le bon supérieur dut payer tous les frais d’hospitalisation et d’indemnité au malheureux motocycliste lequel, par pure pitié du pauvre supérieur, et de nous, resta en vie. J'ai bien dit que le supérieur paya tous les frais, ce n’était pas vrai ; en réalité, c’étaient nous qui avons dû payer les pots cassés ; Comment ? Poursuivez votre lecture. En faisant état de la nouvelle ambiance, j’ai déjà indiqué que la qualité de la nourriture était suffisante et même parfois bonne. J’ai relaté la reprise de poids et comme conséquence de tout cela la réapparition de la bonne humeur accompagnée d’une profonde joie de vivre. A ventre plein, soucis rares.
A quelques kilomètres du couvent-une demi-heure à pieds environ- passe une petite rivière, on pourrait l’appeler torrent d’hiver. Mais comme la pluie, en Italie, déverse ses eaux d’une façon périodique, ceci fait que le torrent n’arrête, que rarement, de rouler ses eaux, laissant, derrière lui, dans le fond du ravin, des vasques toujours pleines. Les jours de soleil et je disais, tout à l'heure, que dans nos jeunes âmes, le soleil, même d’hiver, oubliait la route du couchant, nous trouvions l’occasion d’aller nous débarbouiller dans les eaux attiédies de ces piscines improvisées. Nous ignorions l’existence du maillot. Arrivés sur les lieux, nous recherchions quelque recoin perdu pour nous débarrasser de la soutane et, vêtus de nos seules culottes, nous nous jetions à l’eau, pataugeant dans la vasque, comme autant d’oies sur la mare dans l’attente de la pluie. Nous aussi, souvent, nous ne faisions pas cas de la pluie. Entre l’écume de la vasque et le martèlement de la pluie, comme de jeunes dauphins répondant aux cris des enfants, nous éclations de bonheur, quitte à reprendre le chemin du retour dans nos soutanes ruisselantes à essorer.
Il y avait un club au village. Bientôt nous fîmes la connaissance de ses jeunes membres et, entre leur équipe de football et la nôtre, il y eut des défis constants. Nous devions quitter la maison une heure avant la rencontre pour arriver quelques minutes avant le temps. En d’autres termes nous devions parcourir une distance de quarante-cinq minutes avant d’atteindre le camp de jeu, souffler un peu, dire bonjour aux gars, jouer une partie de foot endiablée avant de reprendre le chemin du retour traînant nos jambes endolories et ruisselantes de sueur sous le soleil de midi. Quel spectacle sur le terrain, c'était marrant à voir. Des jeunes, en parfaite tenue de sport, jouant contre des moines empêtrés dans leurs frocs. Mais même sous la pluie, nous jouions à cœur joie, car il faisait soleil dans nos cœurs. Entre la partie de rivière, et celle de foot, nous nous donnions, très souvent, dans nos mornes journées, aux excursions qui nous firent sillonner l’Italie septentrionale de fond en comble. L’impact des études nous revenait bien léger dans cette ambiance dégagée et reposante. Les heures consacrées aux leçons était bien acceptées, elles ressemblaient aux autres moments de détente : elles faisaient partie de l’ambiance ensoleillée. Suite à l’incartade de la Cavalla, le bon supérieur dut payer frais et réparations. Ce fut, pourtant, à notre détriment. Le brave supérieur, pour compenser l'argent dépensé, eut l'idée de "serrer la ceinture" aux jeunes loups accusant encore leur vieille faim. Comme les loups n'avaient pas de voix au chapitre, personne ne fit cas de leurs ventres redevenus mollasses. La chère Cavalla fut vendue à tierce personne et nous n’eûmes point le plaisir de nous défouler. Le supérieur muni d’un estomac insensible, ou bien refourni ailleurs, sembla prendre goût aux privations infligées aux jeunes et continua, en flèche, dans le même sillage. L’ambiance empira et le soleil de midi, même en plein été, pencha vers le couchant. Dommage que la Cavalla s’en fût partie. En subissant les retombées de notre généreuse colère, elle aurait, peut-être, dilué la bile de notre ressentiment. Les ceintures furent tellement serrées que nous ressentîmes bientôt les effets de l'étouffement et de la disette. Des interdits de tous genres coupèrent court à toute évasion. Pas de sorties, adieu les sites chéris de la belle Italie, adieu terrain de « Calcio », interdit de toucher au ballon, même sans souliers, adieu notre rivière bien-aimée, interdit de se débarbouiller même dans la bassine recueillant l’eau de pluie. Quelle misère, une odeur de moisissure se dégagea des jeunes…
Interdit de rôder même dans la banlieue de la cuisine : la faim une véritable faim trouva son accès aux ventres déjà aplatis par la fatigue des classes. Pour assouvir cette faim et faire taire « les oiseaux » des estomacs, tout ce qui est comestible et à porté de main fut bon ; toute interdiction tomba devant la réaction insensée des bouches affamées.
Nous reprîmes les séances de réadaptation au régime de l’après-guerre. Il a fallu se contenter du chou vert donné en salade non assaisonnée et souvent passé au couteau tel que cueilli au jardin sans être lavé. On reprit à nous servir au diner le menu accoutumé des années d’avant. Une soupe eau chaude insipide, sans sel ni huile. Une tranche de fromage, « je t’y vois père supérieur », coupée fine on ne sait vraiment avec quelle dextérité. On pouvait voir à travers, les dents hésitant à y mordre, quitte à réserver cette bouchée pour le petit-déjeuner du lendemain. Un soir, et sans faire défaut à l’habitude du menu, on passa la soupe à l’eau. Quelques gouttes de vin ajoutées la rendirent plus ou moins avalable. La tranche de fromage jaune habituelle enfouie au fond de la serviette, on s’attaqua au chou en salade. Comme il n’y avait pas de quoi salir les doigts, il n’y eut pas besoin de salir non plus les fourchettes. En ce temps-là, garder le silence au réfectoire était de rigueur. On vient de le dire. On s’attaqua directement à la tâche. La tête penchée sur le plat, nous saisîmes du doigt le chou haché et nous nous mîmes à le mâchonner à grand fracas. Alors qu’une quarantaine de bouches ronronnait la bruyante rengaine, de l’autre côté des tables, sur la rive opposée, nous entendîmes un refrain inhabituel troubler la monotone cantilène. L’un des frères, un peu plus attentif ou bien moins mordu par la faim, en observant ses choux, y avait déniché un jeune limaçon en train de se prélasser sur leurs feuilles. Il eut l'idée d'en prendre soin. Il le détacha de la feuille, le plaça à même le marbre de la table, se saisit d'un morceau de chou et le lui offrit à voix bien audible : « sù, sù, mangi ! neanche tù lo vuoi mangiare ?! » (Vas-y ! Vas-y ! Mange ! Toi aussi, tu n’en veux pas ?!) Pensez-y : dans le silence grandement bruyant de l’immense salle à manger un brusque silence se fut subitement et tout le monde, à l’écoute du « sù, sù » rythmé, se concentra sur le pauvre limaçon récalcitrant aux gentillesses du frère : un grand éclat de rire s’en suivit coupant, indiscrètement, le silence dévot de la nuit. Le lendemain, le pauvre frère reçut son dû du brave supérieur qui trouva à bon escient l’occasion d’impartir une leçon de bienséance aux voyous que nous nous étions montrés. Cependant, la Cavalla n’était plus là… elle avait échappé à notre bile en effusion.
Dr. Père Cesar Mourani ocd
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